Vladimir Poutine le 27 avril 2022

Il y a quelques jours, le président russe Vladimir Poutine a menacé de recourir à "tous les moyens" à sa disposition pour se protéger, relançant les spéculations sur les risques de conflit nucléaire, pour la première fois depuis 1945.

Alexandr Demyanchuk / SPUTNIK /AFP

Tout en annonçant la mobilisation "partielle" en Russie, Vladimir Poutine a renouvelé ses menaces nucléaires, se disant prêt à recourir à "tous les moyens" à sa disposition. Cet arsenal stratégique du Kremlin, Rose Gottemoeller le connaît d'autant mieux qu'elle a négocié pour Washington le traité New Start de réduction des armes stratégiques avec la Russie, en vigueur depuis 2011. Cette spécialiste de la diplomatie nucléaire avait auparavant représenté Washington dans les négociations visant à ce que l'Ukraine abandonne son arsenal atomique, en 1994. Elle enseigne dorénavant à Stanford, après avoir été secrétaire générale adjointe de l'Otan, de 2016 à 2019. Cette parfaite locutrice russe est l'une des meilleures connaisseuses des questions de sécurité nucléaire.

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Craignez-vous que la Russie fasse usage d'une arme nucléaire dans la guerre en Ukraine ?

Rose Gottemoeller : Je suis très préoccupée, depuis des mois, par ces bruits de botte nucléaire, démesurés et inconséquents. De nombreux experts, dont je fais partie, craignaient depuis le début de la crise que la Russie déclare que le Donbass est un territoire russe. Et donc que s'il devait y avoir des offensives contre celui-ci, Moscou prétendrait que cela attente à l'existence même de l'Etat russe. Mon inquiétude s'est renforcée ces derniers jours avec les référendums en territoires occupés, des mensonges complets, une imposture totale. Il semble dorénavant inévitable que le parlement russe mette en place une législation déclarant ces territoires ukrainiens occupés comme faisant partie de la Russie.

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En quoi cela augmenterait-il le risque nucléaire ?

Cela donne aux Russes une excuse pour avoir recours à une arme nucléaire, une menace brandie par Vladimir Poutine dès le début de la crise. Ils sont en train de mettre en place les conditions permettant de justifier ce recours. Or je tiens à souligner que l'utilisation d'une arme nucléaire ne doit jamais se justifier.

Le secrétaire américain à la Défense James Mattis et la secrétaire générale adjointe de l'OTAN Rose Gottemoeller à Bruxelles le 16 février 2017

Le secrétaire américain à la Défense James Mattis et la secrétaire générale adjointe de l'OTAN Rose Gottemoeller, à Bruxelles, le 16 février 2017.

© / afp.com/THIERRY CHARLIER

Les Etats-Unis se positionnent-ils de la meilleure façon contre ces menaces ?

Oui, ils ont pris très au sérieux cette question depuis le début de la crise. Et pour être franche, la situation apparaît d'autant plus singulière que durant l'ère soviétique, le Politburo [l'organe dirigeant de l'URSS], après la crise des missiles de Cuba, s'est toujours montré prudent dans sa politique de communication nucléaire et n'a jamais lancé de menaces de ce type. Historiquement, il s'agit d'une anomalie. C'est une situation unique.

C'est-à-dire ?

Au moment de l'éclatement de l'Union soviétique, en 1991 et 1992, toutes les républiques de l'URSS, Russie et Ukraine comprises, ont convenu de manière très pacifique que leurs frontières seraient celles des républiques soviétiques. A présent, la Russie essaye de changer ces frontières, par la force. Cela a commencé en 2014, lorsque les Russes se sont emparés de la Crimée et ont commencé à déstabiliser le Donbass. Et au début de l'invasion, Poutine était déterminé à prendre le contrôle de toute l'Ukraine. Tout cela constitue un changement majeur par rapport aux résolutions pacifiques ayant suivi l'éclatement de l'URSS.

En cas d'utilisation par la Russie d'une arme nucléaire, comment les Etats-Unis doivent-ils réagir ?

Permettez-moi de souligner, tout d'abord, que les Etats-Unis et leurs alliés de l'Otan, à mon avis, ne devraient jamais utiliser une arme nucléaire pour répondre à ce type d'attaque. En l'occurrence, il est question d'armes nucléaires tactiques, soit par une frappe de démonstration au-dessus de la mer Noire, soit pour un usage tactique sur le territoire de l'Ukraine. Ce serait une violation terrible du droit international. Cela ferait de la Russie un Etat paria au-delà de sa situation actuelle. A certains égards, son isolement serait pire que celui de la Corée du Nord, qui n'a jamais utilisé d'arme nucléaire.

Opération communication. L'armée russe lève un coin du voile sur son nouveau missile 9M729, dans les environs de Moscou, le 23 janvier 2019

L'armée russe lève un coin du voile sur son missile 9M729, dans les environs de Moscou, le 23 janvier 2019.

© / afp.com/Vasily MAXIMOV

Les Etats-Unis, avec leurs alliés de l'Otan, doivent trouver une autre façon, que l'usage de l'arme nucléaire, pour réagir. Je suis sûr que des options militaires conventionnelles sont envisagées. Mais la réaction ne serait pas que militaire. Il existe de nombreuses façons pour les pays occidentaux de serrer la vis contre la Russie, avec plus de sanctions, plus de pression économique et une condamnation politique, bien sûr, au plus haut niveau, jusqu'aux Nations unies. Ce serait le moment pour les pays du Sud de se retourner contre la Russie, eux qui ont pour la plupart choisi, jusqu'à présent, de ne pas la contrarier. Ces pays, je pense, seraient prêts à condamner la Russie pour avoir été le premier Etat à utiliser une arme nucléaire depuis Hiroshima et Nagasaki, brisant un tabou vieux de 77 ans.

Pourquoi ne faut-il surtout pas que l'Otan réponde par une arme nucléaire à l'utilisation d'une bombe atomique en Ukraine par la Russie ?

Depuis le début de la guerre en Ukraine, il est très important que l'Otan et les Etats-Unis évitent l'escalade. Une Troisième Guerre mondiale impliquant tous les pays d'Europe, voire d'autres pays du monde, est la dernière chose dont nous avons besoin. Un échange nucléaire majeur entre la Russie et les Etats-Unis serait une menace existentielle, non seulement pour les Etats-Unis et la Russie, mais pour la communauté mondiale dans son ensemble. Cela occasionnerait d'épouvantables dégâts à l'environnement, ainsi qu'à l'agriculture mondiale, à un moment où nous nous préoccupons déjà d'approvisionnement alimentaire. C'est fondamentalement une menace existentielle pour l'Humanité. C'est pourquoi il est si important d'éviter un recours au nucléaire du côté américain et d'essayer, vraiment, de tout faire pour empêcher un emploi de l'arme nucléaire du côté russe.

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La crise que nous traversons est-elle la plus dangereuse depuis celle des missiles soviétiques à Cuba de 1962 ?

Il est ironique de voir que cela fera pile soixante ans, en octobre, que la crise des missiles cubains a eu lieu. La guerre en Ukraine est l'oeuvre de Vladimir Poutine. Personne ne la voulait. D'ailleurs, les journaux racontent qu'environ 200 000 hommes ont déjà quitté la Russie depuis la mobilisation "partielle" annoncée la semaine dernière. Il est évident que le peuple russe ne veut pas de cette guerre. Cette crise est d'autant plus grave qu'elle a été fabriquée par Poutine, dont je ne suis pas sûr qu'il ait une compréhension totale de ce avec quoi il joue.

La guerre a révélé que l'armement conventionnel et l'équipement russe étaient d'une qualité bien plus faible que Moscou le prétendait, notamment à cause d'une corruption endémique. Peut-il en être de même avec ses armes nucléaires ?

Je n'ai aucune raison de douter de la puissance nucléaire de la Fédération de Russie. J'ai travaillé avec elle de nombreuses années sur le contrôle des armes nucléaires en sa possession. La Russie, en vertu du traité de non-prolifération, s'est montrée un acteur et un pays résolument responsable. La Russie travaille avec les Etats-Unis depuis cinquante ans pour réduire, limiter et contrôler les armes nucléaires. Elle s'est montrée très professionnelle dans leur entretien. Donc, non, je ne pense pas que la corruption ait affecté l'efficacité de leurs forces nucléaires. C'est toute la tragédie du moment : alors qu'elle avait fait preuve de responsabilité, la Russie tend à se comporter comme un Etat nucléaire paria. Ironie de l'histoire : la Russie continue d'appliquer le traité New Start [de réduction des armes stratégiques] et essaie de reprendre les inspections conjointes arrêtées par l'épidémie de Covid-19.

En 2010, Barack Obama et Dimitri Medvedev signaient le traité New Start à Prague

En 2010, Barack Obama et Dmitri Medvedev signent le traité New Start, à Prague.

© / Getty Images/AFP

Tout cela peut-il justement être interprété comme le signe que la Russie ne compte pas faire usage d'une bombe nucléaire en Ukraine ?

Il faut prendre au sérieux les menaces de Vladimir Poutine ou de son ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov. Nous ne pouvons pas les ignorer. Mais il y a une sorte de contradiction dans la politique des Russes, qui menacent d'utiliser des armes nucléaires, mais semblent toujours résolus à continuer sur la voie du contrôle de tels armements. Espérons que cette contradiction pourra faire reculer ces menaces nucléaires.

Pourquoi l'ambiguïté est-elle si importante dans la doctrine nucléaire ?

Elle est au coeur du concept de dissuasion nucléaire depuis les premiers jours, dans les années 1950. Susciter de l'ambiguïté dans l'esprit de l'agresseur potentiel est important pour le dissuader d'attaquer. Si vos lignes rouges sont trop claires, il peut avoir la tentation de les défier.

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Un usage de la bombe nucléaire ne risque-t-il pas de favoriser une prolifération mondiale ?

Pendant la crise des missiles de Cuba, justement, le monde a eu une réaction horrifiée à l'idée qu'une guerre nucléaire puisse avoir lieu. Cela a mené à soixante ans d'efforts d'intenses efforts de contrôle des armes nucléaire, à commencer par le traité interdisant les essais nucléaires de 1963, avant celui de non-prolifération de 1968, puis le premier accord de limitation des armements stratégiques avec l'URSS en 1972. La dernière fois que nous avons traversé une crise grave impliquant des armes nucléaires, cela a donné une impulsion majeure pour renforcer les contrôles sur les armes nucléaires.

Rétrospectivement, est-ce une si bonne idée d'avoir dénucléarisé l'Ukraine ? Si elle avait possédé l'arme nucléaire, Vladimir Poutine ne l'aurait probablement pas envahie...

C'était une bonne idée, parce qu'à cette époque, comme je l'ai expliqué, la Russie entretenait des relations amicales avec l'Ukraine, comme avec le Kazakhstan et la Biélorussie, d'autres pays avec des armes nucléaires sur leur territoire. Fondamentalement, l'Ukraine n'était pas réellement propriétaire de ces armes. Pour cela, elle aurait dû s'affranchir du système de commandement et contrôle de Moscou et construire un nouveau système lié à Kiev, ce qui aurait été techniquement très difficile. Cela aurait pu les mener à un conflit militaire précoce avec la Russie. A mon avis, leur indépendance et leur souveraineté auraient été mises en péril, car l'État ukrainien était encore fragile. La dénucléarisation de 1994 a permis aux Ukrainiens de se développer en tant qu'État solide, indépendant et souverain, de devenir un proche partenaire pour l'Otan, pour l'Union européenne. On peut voir ce résultat maintenant : les Ukrainiens sont capables de défendre courageusement leur souveraineté.

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